13

 

Lorsqu’elle le rattrapa, l’homme en uniforme s’éloignait des bâtiments administratifs du Bureau du Contrôle spatial en suivant l’allée qui longeait le fleuve. Les feuilles des arbres en bourgeons apportaient des touches de couleur aux jardins à la française du Conseil des Mondes ; un nouveau printemps venait de commencer, à Manhattan…

— Inspecteur adjoint Troy, commandant. On m’a dit de vous joindre avant votre départ.

— Je n’ai pas l’intention de m’absenter, Troy, répondit le militaire sans ralentir le pas. Je suis simplement sorti prendre l’air.

Elle se porta à sa hauteur et régla son allure sur la sienne. Il s’agissait d’un personnage émacié, d’origine slave à en juger par ses traits. Ses cheveux gris métal avaient subi une coupe en brosse militaire et sa voix à l’accent canadien prononcé était rauque au point de s’apparenter à un murmure. Il portait un uniforme bleu impeccable, immaculé et aux plis bien marqués ; un insigne doré renvoyait des reflets sur son col et si les décorations ornant sa poitrine étaient peu nombreuses, il s’agissait par contre des plus importantes. Malgré sa tenue et son affectation au quartier général, le visage ridé et hâlé de cet homme révélait qu’il avait effectué de longs séjours dans l’espace.

Il ouvrit une boîte à pilules en argent et y prit une minuscule sphère pourpre qu’il projeta dans sa bouche – avant de sembler se remémorer la présence de Sparta qui marchait près de lui. Il fit une pause près de la rambarde et tendit la petite boîte à la jeune femme.

— Vous en voulez une ? Ce sont des Rademas. La voyant hésiter, il ajouta :

— Vous devez savoir que nous sommes nombreux à en prendre, ici. Elles provoquent une légère augmentation du tonus et s’éliminent en une vingtaine de minutes seulement.

— Non, merci, commandant, fit-elle sur un ton décidé.

— Je plaisantais, naturellement. Ce sont d’inoffensives pastilles pour l’haleine. À la violette. Leur composant le plus nocif est probablement le sucre.

Le sourire qui étira son visage était proche d’une grimace. Il lui tendait toujours la boîte, et Sparta secoua à nouveau la tête. Il rabattit le couvercle.

— Comme vous voudrez.

En grimaçant de dégoût, il se tourna vers la rambarde et cracha dans les flots glacés de l’East River la pastille qu’il avait gardée sous la langue.

— Je crains que mon numéro ne soit éculé. En outre, les personnes qui viennent comme vous des Rocheuses sont bien trop malignes pour tomber dans le panneau.

Ses yeux se portèrent sur le fleuve où les écumeurs d’algues se serraient, tels des patineurs sur un étang gelé. Leurs collecteurs en acier inoxydable reflétaient la clarté dorée du petit matin. Le commandant regardait au-delà des dragues, droit vers le soleil, et sans doute regrettait-il de ne pas pouvoir l’observer directement, sans le voile que l’atmosphère chaude et humide tendait entre eux. Après quelques instants de contemplation pensive, il se tourna vers Sparta et se racla la gorge.

— Bon. Il semble que l’inspecteur Bernstein vous tienne en haute estime. Son rapport est excellent. Nous allons vous confier un travail en solo.

Le pouls de la jeune femme s’emballa. Elle n’avait que deux ans d’ancienneté et on la chargeait d’effectuer seule une enquête !

— Je lui en suis très reconnaissante.

— Je n’en doute pas. Vous deviez probablement penser qu’elle n’accepterait jamais de se passer de vous.

Sparta s’autorisa un sourire.

— Eh bien, commandant, j’avoue que je commence à connaître Newark bien mieux que je ne le souhaitais.

— Je dois vous avertir que vous serez peut-être réaffectée à Manhattan, ensuite. Tout dépendra des résultats obtenus.

— En quoi consiste ce travail, commandant ?

— Une enquête à Port Hespérus. L’affaire du Roi des Étoiles. Cela ne devrait pas vous poser trop de problèmes. Soit ce vaisseau a effectivement été perforé par une météorite, soit l’avarie est due à une malfaçon ou à un sabotage. L’armateur et la plupart des gens concernés sont déjà partis pour Vénus à bord de l’Hélios, mais vous arriverez sur place la première. Là-bas, vous collaborerez avec un certain Proboda, de l’équipe locale. Cet homme a plus d’ancienneté que vous, mais c’est vous qui mènerez l’enquête. Ce qui me rappelle…

Sa main disparut dans la poche intérieure de sa veste et en ressortit avec un petit étui.

— Afin d’éviter que vos collègues ne renâclent à vous obéir…

Il releva le rabat de cuir sur un écusson doré.

— …nous avons pensé à vous faire bénéficier d’une promotion.

Il le lui tendit.

— En voici le symbole matériel. Pour le reste, votre nomination a déjà été enregistrée dans les fichiers.

Sparta prit l’insigne à deux mains et l’étudia longuement. Ses pommettes rosirent.

Son supérieur l’observa un instant, avant de déclarer :

— Je regrette de ne pas pouvoir organiser une cérémonie officielle, car le temps presse, mais je tiens malgré tout à vous féliciter, inspecteur.

— Merci, commandant.

— Et voici votre moyen de transport.

Ils se tournèrent vers un hélicoptère blanc qui descendait en grondant vers l’aire d’atterrissage située devant la tour du Conseil des Mondes. L’engin s’y posa en douceur, puis ses turbines ralentirent et ses pales se contentèrent de dessiner paresseusement des cercles.

— Inutile de vous encombrer de vos affaires personnelles, vous pourrez réquisitionner tout ce dont vous aurez besoin en cours de route, précisa l’homme. Dans les limites du raisonnable, naturellement. Une navette vous attend à Newark, pour vous conduire à un cutter qui stationne en orbite. Toutes les informations se rapportant à cette affaire ont été enregistrées et nous procéderons à la mise à jour du fichier s’il y a du nouveau.

Ce brusque départ la prenait de court, mais elle tenta de dissimuler sa surprise.

— Une question, commandant.

— Allez-y.

— Pourquoi envoyez-vous un inspecteur de Terre Central ? Pourquoi ne laissez-vous pas nos agents de Port Hespérus se charger de l’enquête ?

— Il leur manque un élément, là-bas. Notre antenne locale est commandée par le capitaine Antreen. Cette femme a étudié les dossiers des personnes disponibles et a jeté son dévolu sur vous. Vous pouvez lui en être reconnaissante. Sans elle, Bernstein ne vous aurait jamais laissée quitter son service.

Sparta le salua et s’éloigna d’un pas rapide vers l’hélicoptère qui l’attendait. Le commandant la suivit des yeux, sans seulement prendre la peine de tenter de dissimuler à quel point il l’enviait.

 

*

 

En plus des trois membres de son équipage, le cutter à propulsion par torche n’avait à son bord que Sparta. Cet appareil fuselé dont la coque blanche s’ornait de la bande bleue et de l’étoile dorée du Bureau du Contrôle spatial appareilla et se dirigea vers le soleil en suivant une trajectoire hyperbolique qui lui permettrait d’atteindre Port Hespérus seulement une semaine après la promotion rapide et inattendue de la jeune femme. Ils voyageaient depuis deux jours, quand ils captèrent un message radio débutant ainsi : « Ici Peter Grant, commandant du Roi des Étoiles. L’officier technicien Angus McNeil et moi-même avons conjointement estimé qu’il reste une quantité d’oxygène suffisante pour permettre à un homme, un seul homme… »

Moins d’une heure plus tard, Terre Central contactait Sparta et les traits parcheminés du commandant apparurent sur l’écran du vidéocom.

— Eh bien, Troy, nous avons un nouveau problème sur les bras. Il est impératif de découvrir si ce membre de l’équipage s’est volontairement jeté par le sas ou s’il a été poussé.

— Oui, commandant. Les dossiers concernant les passagers de l’Hélios sont-ils disponibles ?

Il y eut une minute de silence, le temps nécessaire à sa question pour parcourir la distance la séparant de la Terre et à la réponse d’effectuer le même trajet en sens inverse.

— Nous vous communiquerons tout ce que nous savons. Je peux d’ores et déjà vous dire que ce sont des personnages qui sortent du commun. Un assureur doublé d’un escroc – un fait connu de tous et dont les principaux intéressés semblent parfaitement s’accommoder. Une femme qui s’intéresse au matériel lourd et aux vieux livres. Sa petite amie capricieuse. Le propriétaire d’un cargo à l’histoire si douteuse qu’il a jugé préférable de lui faire donner un nouveau nom. Et pour finir un individu pratiquement sans aucun passé.

— Merci, commandant.

Une minute plus tard, elle entendit :

— Soyez prudente, inspecteur. Puis la liaison fut coupée.

Trois jours avant son arrivée à Port Hespérus, le cutter dépassa l’Hélios, et le lendemain le Roi des Étoiles. Si Sparta avait disposé d’un télescope, elle aurait pu étudier ces vaisseaux avec la même perspective que l’observateur cosmique précédemment cité. Mais elle s’intéressait surtout aux personnes se trouvant à leur bord.

 

*

 

Les puissantes torches crachèrent des jets de feu et l’appareil décéléra pour se diriger vers le moyeu, les anneaux et les cylindres de la station spatiale ; un ensemble d’éléments en lente rotation au-dessus des nuages ignés de Vénus et dont l’axe pointait vers le cœur de la planète.

Lorsque le cutter atteignit le périmètre de sécurité, ses torches s’éteignirent et il poursuivit son approche en utilisant ses propulseurs chimiques, précautionneusement.

Port Hespérus était un des plus beaux fleurons de la technologie du XXIe siècle, presque entièrement construit avec les matières premières extraites d’astéroïdes capturés dans l’espace. L’exploitation des ressources de la planète avait permis d’amortir cet investissement en deux décennies seulement. La station spatiale abritait une population de cent mille personnes qui vivaient dans des conditions d’existence que quatre-vingt-dix pour cent des Terriens auraient qualifiées d’opulentes. On y trouvait par exemple des parcs et beaucoup de verdure… La grande sphère centrale abritait des jardins luxuriants, dont certains représentaient la matérialisation de cet ancien rêve selon lequel Vénus aurait dû être un monde de marais et de jungle. Il suffisait d’effectuer le voyage pour voir effectivement des forêts, à condition de suivre les allées de l’immense serre de Port Hespérus. Il eût cependant été vain d’espérer se rendre sur la planète elle-même. Si cinq êtres humains avaient effectué cette tentative à bord de navettes blindées et calorifugées, deux seulement étaient revenus narrer leur aventure.

Le cutter de Sparta régla sa rotation sur celle de la cale d’appontage tribord par des poussées de ses propulseurs auxiliaires chimiques. Un quart d’heure plus tard, en pilotage automatique, il avait pénétré à l’intérieur de l’immense hangar axial encombré par les appareils assurant le trafic local.

Un dépouillement austère caractérisait les parois renforcées de cette caverne de métal – acier blanc, verre fumé, tuyauterie, conduites diverses et lumières clignotantes. Un tube de raccordement évoquant une sangsue géante se rapprocha lentement du sas du cutter et y colla sa gueule. De l’air sous pression s’y engouffra et l’écoutille s’ouvrit.

Sparta flottait dans le sas et couvrait ses oreilles de ses paumes, lorsqu’elle vit approcher à l’intérieur du passage circulaire une délégation composée de membres de l’antenne locale du Bureau du Contrôle spatial.

La plus grande des personnes lui faisant face n’était autre que la responsable du groupe de Port Hespérus, le capitaine Kara Antreen. Cette femme portait un ensemble gris en laine ayant dû coûter un mois de son important salaire. Sous une frange de cheveux raides argentés et d’épais sourcils noirs, ses yeux gris perle étudiaient Sparta.

Même si elle n’avait pas été contrainte de coller ses paumes à ses oreilles, cette dernière eût été socialement désavantagée. Pour une raison vestimentaire. En dépit des déclarations du commandant, le magasin du cutter ne contenait pas grand-chose à réquisitionner… le quartier-maître n’avait songé à embarquer que quelques shorts, des produits de soins corporels, des boîtes d’ersatz de bière et un assortiment d’articles de « délassement » divers, parmi lesquels les vidéopuces porno tenaient la meilleure place…, et ainsi, après s’être procuré quelques chaussettes et sous-vêtements de rechange, un peigne et une brosse à dents, Sparta portait toujours l’uniforme d’un inspecteur adjoint en civil affecté aux contrôles policiers et douaniers dans un port de navettes – autrement dit un pantalon en plastique à poches rapportées, un débardeur kaki, et un coupe-vent en toile polymérisée. Cette tenue manquait indubitablement de classe, mais au moins était-elle propre.

— Ellen Troy, capitaine, dit Sparta. Je suis heureuse de pouvoir travailler avec vous et votre équipe.

— Troy, répéta l’autre femme en souriant, ce qui eut pour effet de dissiper partiellement la tension. Nous sommes ravis de collaborer avec vous. Sachez que vous pouvez compter sur notre coopération, dans tous les domaines. Notre seul désir est de vous aider.

— C’est très…

— Compris ?

— Certainement, capitaine. Merci.

Antreen tendit le bras et elles échangèrent une poignée de main énergique.

— Inspecteur Troy, je vous présente mon assistante, le lieutenant Kitamuki. Et voici l’inspecteur Proboda.

Sparta serra les mains des autres personnes : Kitamuki, une femme svelte aux longs cheveux noirs réunis sur la nuque pour former une queue de cheval qui venait reposer sur son épaule ; Proboda, un géant blond d’origine polonaise ou ukrainienne, avec des yeux obliques évocateurs des charges des cosaques. Antreen était tout sourires, mais ses deux acolytes étudiaient l’intruse comme s’ils envisageaient de procéder à son arrestation immédiate.

— Regagnons la pesanteur, proposa Antreen. Nous allons vous montrer vos quartiers, Troy, et quand vous serez installée, nous vous trouverons un bureau au Q.G.

Elle s’éloigna aussitôt. Kitamuki et Proboda s’écartèrent pour laisser passer la nouvelle venue, avant de resserrer les rangs et de lui emboîter le pas.

Sparta suivit sans trop de difficulté Antreen à l’intérieur des coursives… à mi-trajet de la traversée vers Vénus, elle avait vécu trois jours en apesanteur et son corps savait désormais se déplacer dans un tel milieu… pour passer du moyeu immobile de la station aux sections de métal gris du secteur de sécurité. Ils l’atteignirent et Sparta fit une brève pause, le temps de s’adapter au mouvement giratoire. Ils repartirent, franchirent des sas noir et jaune donnant dans des couloirs moins exigus, et ils s’engagèrent finalement dans des passages assez éloignés du moyeu pour que la rotation pût engendrer un semblant de pesanteur permettant de différencier le « sol » du « plafond ». Ensuite, Antreen prit la direction du quartier général du Bureau spatial qui était situé à l’intérieur de la sphère centrale.

Sparta s’arrêta, si brusquement que Kitamuki et Proboda faillirent la percuter.

— Vous sentez-vous mal, inspecteur ? s’enquit Antreen.

— Votre sollicitude me touche, lui répondit la jeune femme en souriant. Mais le temps presse et je devrai attendre pour visiter l’appartement que vous m’avez attribué.

— Si vous le dites. Je suis quoi qu’il en soit certaine que nous trouverons à vous loger au QG.

— Je dois en premier lieu me rendre au dôme de contrôle du trafic. Le Roi des Étoiles devrait arriver dans moins d’une heure.

— Nous n’avons pas sollicité l’autorisation nécessaire.

— Ce n’est pas un problème. Antreen hocha la tête.

— Vous avez naturellement raison. Votre insigne suffira. Connaissez-vous le chemin ?

— Si quelqu’un veut bien me servir de guide…

— L’inspecteur Proboda s’en chargera. Il veillera à satisfaire tous vos désirs.

— Merci. Allons-y.

Sparta se dirigeait déjà vers tribord et le dôme transparent des contrôleurs spatiaux qui surmontait l’énorme station. C’était la première fois qu’elle se rendait au-delà de la Lune, mais elle connaissait la disposition des lieux bien mieux que quiconque ; les plus anciens résidents de Port Hespérus et même ses architectes et bâtisseurs inclus.

Seuls quelques instants lui furent nécessaires pour suivre les coursives et les passages fréquentés par de nombreux ouvriers et employés. Le temps d’atteindre les doubles portes de verre du dôme de contrôle, Proboda la rattrapa. S’ils avaient le même grade, cet homme était son aîné et imposer son autorité constituerait le premier des défis qu’il lui faudrait relever dans le cadre de cette mission.

Le garde de faction lança un regard à l’écusson de Sparta puis reconnut Proboda qui reprenait haleine. Il leur fit signe de passer et ils pénétrèrent dans la pénombre scintillante du dôme de contrôle de Port Hespérus.

À travers l’hémisphère de verre, Sparta découvrait les points lumineux de milliers d’étoiles. Le sol était occupé par des rangées semi-circulaires de terminaux aux écrans luminescents, disposées comme les gradins d’un théâtre romain. Devant chaque console flottait un contrôleur en harnais d’apesanteur. Les portes que Sparta et Proboda venaient de franchir se trouvaient au cœur de cette succession d’anneaux concentriques et leur entrée, que nul ne remarqua, évoquait celle de deux gladiateurs pénétrant dans l’arène. Loin au-dessus de leurs têtes, bien au-delà de la plus élevée des rangées de consoles, le poste du contrôleur en chef était suspendu à trois longerons sous le centre parabolique de la salle hémisphérique.

Sparta se propulsa vers le haut.

Elle se tourna en se posant avec souplesse au bord de la plate-forme. Le contrôleur en chef et son assistant ne firent pas cas de sa présence.

— Je suis l’inspecteur Ellen Troy, des Services centraux d’investigation, monsieur Tanaka…

Elle avait stocké dans sa mémoire les noms de tous les responsables de la station.

— Et voici l’inspecteur Proboda, ajouta-t-elle alors que son collègue corpulent venait la rejoindre en fronçant les sourcils. Je suis chargée d’enquêter sur les faits survenus à bord du Roi des Étoiles.

— Bonjour, Vik, lança gaiement le contrôleur au policier nerveux, avant de saluer Sparta d’un mouvement de la tête. Entendu, inspecteur. Nous avons pris ce cargo en charge il y a trente-six heures et il devrait arriver dans approximativement vingt-sept minutes.

— À quelle distance comptez-vous remiser cet appareil, monsieur Tanaka ?

— En temps normal, nous ne prenons jamais à bord des vaisseaux de cette taille ; nous les laissons naturellement dans l’espace. Mais le capitaine Antreen, qui représente votre organisme, nous a conseillé de faire entrer le Roi des Étoiles dans le secteur de sécurité afin de faciliter le transfert du… survivant. Le cargo est attendu dans la cale Q3, inspecteur.

L’ordre donné par Antreen surprit un peu Sparta. L’homme qui se trouvait à bord de cet appareil venait de vivre seul pendant une semaine, et la demi-heure supplémentaire nécessaire à une navette pour le ramener à Port Hespérus n’eût pas changé grand-chose à son épreuve.

— J’aimerais rester et assister aux manœuvres d’appontage, si cela ne vous dérange pas, fit-elle. Je veux en outre être présente, quand le sas sera ouvert. Pourriez-vous en informer votre personnel ?

Elle tourna la tête, consciente que Proboda était sur le point d’émettre une objection.

— Vous serez naturellement à mes côtés, inspecteur, lui dit-elle.

— Aucun problème, déclara Tanaka avec indifférence. Notre travail s’achève à la fin des manœuvres. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Puis il passa la main dans ses cheveux noirs en brosse. Ce fut seulement lorsqu’il se dégagea du harnais qui l’assujettissait à la console et qu’il se propulsa en avant que la jeune femme nota que ce petit homme musclé ne possédait pas de jambes.

 

*

 

Sparta resta une heure sous le dôme de contrôle. Le soleil s’éleva, quelque part en contrebas. Juchée sur cette plate-forme, elle avait au-dessus d’elle les étoiles, en face le soleil aveuglant, et au-dessous les anneaux supérieurs de Port Hespérus qui tournaient continuellement autour du moyeu stationnaire, tels des manèges célestes. Elle ne pouvait voir le disque de Vénus qui se trouvait à la verticale de son point d’observation, mais la clarté des nuages d’acide sulfurique de la planète qui se reflétait sur les surfaces métalliques de la station était presque aussi violente que celle du soleil.

Cependant, ce n’était pas Port Hespérus qui retenait l’attention de Sparta, mais le vaisseau blanc long d’une centaine de mètres qui se découpait contre les étoiles. Chaque poussée de ses propulseurs chimiques auxiliaires le rapprochait de la cale béante s’ouvrant dans le moyeu, au-dessous du dôme de contrôle.

Cette vision servit de catalyseur à un lointain souvenir, et elle revit un barbecue sur une pelouse, dans le Maryland. Qui avait été présent ? Son père ? Sa mère ? Non. Un homme et une femme aux cheveux gris, ainsi que d’autres couples âgés qu’elle n’aurait su décrire ou situer. Mais tel n’était pas le thème de ce souvenir. Il se rapportait à une mangeoire pour oiseaux : un objet suspendu par un fil de pêche à un des ormes de la propriété, à deux bons mètres au-dessous de la branche et à un mètre du sol, afin de protéger les graines de la voracité des écureuils. Mais un de ces derniers ne s’était pas laissé décourager pour autant et avait appris à agripper le fil avec les quatre pattes puis à se laisser glisser tête la première… sans hâte mais avec une frayeur évidente… de la branche jusqu’à la mangeoire se trouvant en contrebas. L’audace du petit animal imposait à tel point le respect qu’aucune des personnes réunies autour du barbecue n’avait songé à chercher un nouveau moyen de le priver de ces friandises. Tous étaient si fiers de lui qu’ils voulaient que Sparta assistât à son tour périlleux.

Et elle voyait maintenant l’énorme cargo spatial glisser tête la première le long d’un fil invisible, en direction de la gueule béante de la cale d’appontage qui l’engloutirait bientôt…

Ce souvenir contenait également un message… mais elle ne parvenait pas à en assimiler la teneur. Elle reporta son attention sur l’instant présent. Le Roi des Étoiles avait presque entièrement disparu dans la cale.

 

*

 

À la limite du secteur de sécurité, la coursive conduisant au sas était bondée de journalistes. Sparta, suivie par Proboda comme par un chien en laisse, atteignit les derniers rangs de cette foule.

— Je me demande ce qu’il doit éprouver, déclarait un cameraman en manipulant son phonogramme à vidéopuces.

— Je peux te le dire, lui répondit un individu émacié aux cheveux en brosse. Il est si heureux de vivre…

Sparta sentait que Proboda allait se prévaloir de son grade pour écarter ces personnes de leur chemin. Elle l’en empêcha en lui disant à mi-voix :

— Je voudrais les écouter un instant.

— … qu’il se fiche complètement de tout le reste, conclut le reporter.

— Je n’aimerais pas devoir abandonner un compagnon dans l’espace pour survivre.

— Moi non plus. Mais tu as entendu leur message – ils en ont discuté et celui que le sort a désigné est ensuite sorti par le sas. C’était la seule solution sensée.

— Sensée ? Moi je veux bien, mais laisser quelqu’un se suicider afin de rester soi-même en vie, je trouve ça plutôt moche…

— Ne fais pas de sentimentalisme. Si nous nous trouvions dans la même situation, tu me pousserais dehors sans m’accorder le temps de dire une prière.

— À condition que tu n’aies pas été plus rapide que moi…

Estimant qu’elle en avait assez entendu, Sparta se rapprocha des journalistes et leur dit posément :

— Contrôle spatial. Veuillez vous écarter, s’il vous plaît.

Puis elle répéta ces mots :

— Contrôle spatial. Veuillez vous écarter, s’il vous plaît…

Et elle s’ouvrit sans effort un chemin au sein de cette foule, toujours suivie par Proboda.

Ils laissèrent la meute derrière eux et pénétrèrent à l’intérieur du secteur de sécurité. Ils s’avancèrent dans le moyeu et atteignirent le sas de la cale Q3 où se pressaient de nombreux techniciens et membres des services médicaux. À seulement quelques mètres de là, derrière une large baie vitrée, la tête sphérique du Roi des Étoiles avançait lentement, tirée et poussée par des tracteurs mécaniques. Sparta échangea des propos avec les médecins et les autres, pendant que le tube de liaison se collait au sas principal de l’appareil.

Lorsque la pression s’établit et que l’écoutille du cargo s’ouvrit, Sparta s’était placée au premier rang.

L’odeur fétide de l’air vicié emplissant le vaisseau l’assaillit. Elle prit malgré tout une inspiration et goûta à cet air infect avec la langue. Sa saveur lui apprit des choses que nul test effectué par la suite ne pourrait révéler.

Près d’une minute s’écoula, puis un homme hagard s’éleva vers le cercle de lumière. Avant d’atteindre le seuil du tube de liaison, il fit une pause et prit une inspiration profonde et irrégulière. Puis il recommença, avant de permettre à ses yeux larmoyants de se porter sur Sparta.

— Je suis heureuse de vous souhaiter la bienvenue parmi nous, McNeil, dit-elle.

Il l’étudia un moment, puis hocha la tête.

— Je m’appelle Ellen Troy, et j’appartiens au Bureau du Contrôle spatial. Je vais vous accompagner, pendant que les médecins s’occuperont de vous. Je dois vous demander de n’adresser la parole à personne, moi exceptée, jusqu’à ce que je vous y autorise – peu importe qui vous interroge, ou la nature des questions. Est-ce bien d’accord ?

McNeil répondit par un autre mouvement de tête affirmatif, avec lassitude.

— Si vous voulez bien venir me rejoindre…

Le rescapé obtempéra. Lorsqu’il fut hors du sas, la jeune femme passa près de lui pour aller tourner la manette de la commande extérieure. La lourde écoutille se ferma avec un bruit sourd et Sparta plongea la main dans la poche droite de son pantalon. Elle en sortit un disque de plastique rouge flexible qu’elle colla sur la bordure du panneau mobile – le scellant comme par un cachet de cire apposé sur le rabat d’une enveloppe. Elle se tourna et prit McNeil par le bras.

— Venez avec moi, je vous prie.

Viktor Proboda barrait l’autre extrémité du passage.

— Inspecteur Troy, il me semble que nous devrions mettre immédiatement cet homme aux arrêts et perquisitionner le vaisseau.

— Vous faites erreur, inspecteur Proboda. Parfait, pensa-t-elle. Il ne m’a pas dit : « Je vous ordonne ! » Il en découlait qu’elle bénéficierait d’un répit avant leur confrontation inévitable.

— M. McNeil a droit à des égards. Nous allons le conduire à la clinique. Lorsqu’il se sentira suffisamment rétabli pour avoir un entretien avec nous, nous irons l’interroger. En attendant, personne… je dis bien « personne »… ne devra monter à bord du Roi des Étoiles.

Ses yeux restaient rivés à ceux, bleu pâle, de l’autre inspecteur.

— Et je suis convaincue que vous ferez exécuter les ordres de Terre Central avec diligence, Viktor.

La méthode était ancienne mais, ainsi qu’elle l’avait escompté, il fut surpris de l’entendre s’adresser à lui en employant son prénom, bien qu’il fût son aîné d’au moins cinq ans. Dix années d’efforts s’étaient en outre avérées nécessaires pour lui permettre de parvenir à son grade – mais l’enquête avait été confiée à Sparta et, en loyal serviteur de la loi, Proboda reconnaissait son autorité.

— À vos ordres, accepta-t-il à contrecœur. McNeil semblait sur le point de perdre connaissance et la jeune femme le guida vers le groupe de médecins. L’un d’eux colla un masque à oxygène sur le visage du rescapé, dont l’expression devint celle d’un homme buvant un verre d’eau fraîche après avoir passé une semaine sous le soleil brûlant des Tropiques. Sparta interdit ensuite aux membres de l’équipe médicale de faire le moindre commentaire aux médias. Elle savait qu’ils n’en tiendraient naturellement pas compte, mais au moins attendraient-ils qu’elle ne fût plus présente pour enfreindre ses ordres.

Le petit groupe émergea du sas de la zone de sécurité. McNeil, avec un masque à oxygène sur le nez et la bouche, était guidé par les médecins et suivi par Sparta et Proboda qui fermaient la marche. Les journalistes les soumirent alors à un feu roulant de questions…

 

*

 

Les journalistes n’avaient que l’arrivée du Roi des Étoiles et la confirmation de la survie du technicien à ajouter au message radio ayant marqué le début de leur attente fébrile. Si la transmission avait été brève, son contenu donnait froid dans le dos.

— Ici, Peter Grant, commandant du Roi des Étoiles. L’officier technicien Angus McNeil et moi-même avons conjointement estimé qu’il reste une quantité d’oxygène suffisante pour permettre à un homme, un seul homme, de tenir jusqu’à l’arrivée du vaisseau à Port Hespérus. Il en découle que l’un de nous doit se sacrifier pour que nous ne mourions pas tous les deux. Nous avons en conséquence décidé de laisser le hasard désigner lequel. Nous tirerons une carte et celle ayant la valeur la plus basse désignera celui qui devra renoncer à la vie.

Une deuxième voix s’était alors élevée.

— Ici, McNeil. Je confirme accepter sans réserve la déclaration du commandant.

Puis il y avait eu un silence de plusieurs secondes, uniquement troublé par les bruissements et les claquements des cartes. Finalement, le commandant avait déclaré :

— Ici, Grant. Le sort m’a désigné. Je tiens à répéter que ce que je vais faire est le fruit d’une décision personnelle et que j’agirai sans la moindre contrainte. Je souhaite répéter à ma femme et à mes enfants que je les aime plus que tout au monde. Je leur laisse d’ailleurs des lettres, dans ma cabine. Ma dernière volonté est d’avoir des funérailles spatiales. Mais le moment est venu d’aller enfiler mon scaphandre. Je demande à l’officier McNeil de larguer ensuite mon corps dans l’espace et aux autorités de ne pas le rechercher afin de permettre à ma dépouille de reposer en paix.

À l’exception des transmissions de données télémétriques automatiques routinières, il s’était agi de la dernière émission radio provenant du Roi des Étoiles avant ce jour.

La clinique de Port Hespérus se situait dans un des anneaux de la station et il y régnait un demi-gramme de pesanteur. Une heure après son arrivée, McNeil était allongé entre des draps propres et adossé à des coussins. Il avait repris des couleurs, même si des cernes sombres subsistaient sous ses yeux et si ses joues étaient flasques. Il avait maigri, depuis son départ de la Terre. Les provisions ne manquaient pas, à bord du Roi des Étoiles, mais au cours des derniers jours de décélération, la raréfaction de l’oxygène l’avait à tel point affaibli qu’il éprouvait des difficultés à se traîner jusqu’à la cuisine.

Afin de lui permettre de reprendre des forces, le Bureau du Contrôle spatial lui avait fait servir, conformément aux instructions de Sparta, un repas composé d’un chateaubriand saignant, de pommes de terre soufflées et de légumes du jardin, précédés d’une salade verte avec une légère vinaigrette aux herbes, le tout étant accompagné d’une demi-bouteille de Zinfandel californien velouté.

Elle frappa doucement à la porte.

— Entrez.

Sparta pénétra dans la chambre, suivie par un Proboda morose.

— J’espère que le menu vous a plu ? s’enquit-elle. S’il ne restait plus la moindre feuille de salade.

McNeil avait laissé la moitié du chateaubriand et la plupart des légumes. Le vin avait eu plus de succès, à en juger par la bouteille et le verre vides. Nimbé d’une auréole de fumée, le technicien tirait sur une cigarette sans filtre à l’odeur âcre.

— Un repas délicieux, inspecteur, absolument délicieux, et je suis sincèrement désolé de laisser tout ceci. Mais je crains que mon estomac ne se soit rétréci. Je me sens repu.

— C’est parfaitement naturel, monsieur McNeil. Eh bien, si vous vous sentez d’attaque…

L’homme lui adressa un sourire patient.

— Ouais. Les questions sont nombreuses, je présume ?

— Si vous préférez que nous revenions plus tard…

— Reporter l’inévitable est sans objet.

— Nous apprécions sincèrement votre bonne volonté. L’inspecteur Proboda enregistrera notre entretien.

McNeil débuta son récit dès qu’ils furent installés. Il parla posément, d’une voix dénuée de passion, comme s’il narrait une aventure survenue à un tiers, ou des faits ne s’étant jamais produits – ce qui était dans une certaine mesure le cas, suspectait Sparta, même s’il eût été injuste de l’accuser de mentir. Cet homme n’inventait rien. Mais si elle ne décelait pas le moindre indice de contrevérité dans le timbre et le débit de sa voix, il était par contre évident qu’il passait sous silence un grand nombre de détails.

Lorsqu’il eut terminé de parler, après plusieurs minutes, la jeune femme demeura assise sans rien dire. Finalement, elle déclara :

— Voilà qui semble tout résumer. Elle pivota vers Proboda.

— Reste-t-il des points que vous souhaiteriez approfondir, inspecteur ?

Proboda fut à nouveau surpris – des points qu’il souhaiterait approfondir ? Il s’était résigné à tenir un rôle strictement passif, dans le cadre de cette enquête.

— Un ou deux, fit-il en se raclant la gorge. McNeil tira sur sa cigarette puis lui adressa un sourire empreint d’ironie.

— Allez-y.

— Vous dites avoir perdu les pédales… je vous cite… quand la météorite a percuté le vaisseau. Qu’avez-vous fait, plus exactement ?

L’expression de McNeil s’assombrit.

— J’ai chialé, si vous tenez absolument à le savoir. Je me suis recroquevillé sur la couchette de ma cabine et j’ai pleuré, comme un môme venant de s’écorcher un genou. Grant était d’une autre trempe. Il a gardé son calme du début à la fin de notre épreuve. Mais je me trouvais à moins d’un mètre des réservoirs d’oxygène, quand ils ont explosé… juste de l’autre côte de la paroi, en fait… et je n’avais encore jamais entendu un bruit aussi assourdissant.

— Que faisiez-vous dans le pont des systèmes de survie ? voulut savoir Proboda.

— Eh bien, j’étais descendu effectuer un contrôle de routine, la vérification de la température et du taux d’humidité dans la cale A. Son compartiment supérieur est pressurisé et l’hygrométrie y est importante, parce que nous y stockons des spécialités culinaires, des cigares, ce genre de trucs. Des choses organiques – alors que dans les cales sous vide nous entreposons le fret inerte, principalement des machines. Je venais donc de franchir le sas de cette cale pour remonter vers la passerelle et me trouvais dans la partie du couloir central qui traverse le pont des systèmes de survie quand… blam !

— Ce pont était-il également pressurisé ?

— Il l’était constamment. Cela nous permettait d’y accéder immédiatement depuis le module de l’équipage, en cas de besoin. Il est minuscule et encombré de réservoirs et de conduites. L’impact a provoqué la fermeture automatique des sas internes.

— Et pourriez-vous nous fournir quelques détails supplémentaires, en ce qui concerne l’incident de la caisse de vin ?

McNeil arbora un sourire penaud.

— Je dois reconnaître que ma conduite n’a pas été exemplaire. Et je suppose que je vais devoir rembourser une somme importante au propriétaire des bouteilles que j’ai pu boire avant d’être surpris par Grant.

— Elles appartiennent à M. Darlington, le directeur du Muséum Hespérien, grommela Proboda. J’imagine qu’il aura effectivement son mot à dire à ce sujet… Mais vous nous avez déclaré que Grant a remis ensuite le conteneur entamé à sa place ?

— Oui. Puis il a modifié la combinaison du sas de la cale, afin que je ne puisse pas y pénétrer à nouveau.

Un éclat cruel fit briller les yeux pâles du policier.

— Vous prétendez donc que ce sas n’a pas été ouvert depuis le lendemain de l’accident ?

— C’est parfaitement exact.

— Mais son compartiment supérieur était pressurisé. Le volume d’air qu’il contenait correspondait presque à la moitié de celui que l’on a trouvé dans le module de l’équipage. En outre, l’air en question n’était pas vicié !

— Ouais, et s’il y avait eu deux sections de ce genre, Peter Grant n’aurait pas eu à se sacrifier, répondit calmement McNeil. À l’origine, nous devions transporter un chargement de jeunes pins, et l’oxygène présent dans leur cale nous aurait permis de tenir.

Il nota l’expression pensive de Proboda.

— Oh ! Je devine à quoi vous pensez. Et votre raisonnement serait parfaitement valable s’il s’était agi d’un vaisseau ancien modèle… mais le Roi des Etoiles et la plupart des cargos modernes sont équipés d’un réseau de conduites permettant n’importe quel échange gazeux entre tous les compartiments étanches, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’ouvrir un seul sas. Ce système permet de transporter du fret dont l’expéditeur ne souhaite pas révéler la nature, voyez-vous, dès l’instant où il est disposé à louer la totalité de la cale. C’est d’ailleurs la procédure habituelle lorsque nous avons à bord du matériel militaire.

— Vous aviez donc accès à l’air contenu dans ce compartiment sans pour autant pouvoir y pénétrer ?

— Exact. Il aurait même été possible de pomper l’atmosphère de cette cale et de la larguer dans l’espace, pour nous en débarrasser. Grant a d’ailleurs effectué ces calculs, mais la réduction de masse n’aurait pas été suffisante pour changer quoi que ce soit.

Si Proboda paraissait désappointé, il ne renonça pas pour autant :

— Après que Grant eut… heu… abandonné le vaisseau… vous auriez pu trouver la nouvelle combinaison du sas, n’est-ce pas ?

— C’est possible, mais j’en doute. Même si cela m’avait vraiment intéressé, je ne suis pas un champion de l’informatique et accéder à des fichiers privés n’est pas mon fort. Je vous demande en outre pourquoi j’aurais fait une chose pareille.

Proboda lança un regard lourd de sous-entendus à la bouteille et au verre vides posés à côté du plateau de nourriture à peine entamé.

— Parce qu’il restait encore trois caisses et demie de vin à l’intérieur, et que le commandant n’était plus là pour vous empêcher de le boire.

Le technicien étudia le policier avec une expression que Sparta jugea calculatrice.

— J’aime l’alcool comme tout le monde, inspecteur. Un peu plus, peut-être. Voire même un peu trop. Certaines personnes m’ont qualifié d’hédoniste, et peut-être avaient-elles raison, mais je ne suis pas un imbécile.

Il écrasa son mégot.

— Qu’est-ce qui vous a retenu de le faire ? insista Proboda. Je ne parle naturellement pas de vos scrupules à vous approprier des biens ne vous appartenant pas, si cela pouvait vraiment vous préoccuper.

— Seulement ceci, répondit posément McNeil en laissant transparaître sa forte personnalité derrière son affabilité coutumière : l’alcool perturbe le fonctionnement des poumons et contracte les vaisseaux sanguins. Celui qui se croit condamné à mort n’en fait pas cas, mais tout individu qui entretient l’espoir de survivre dans un milieu pauvre en oxygène s’abstient d’en boire.

— Et le tabac ? N’affecte-t-il pas le système respiratoire ?

— Pour celui qui a fumé deux paquets par jour pendant vingt ans, une cigarette toutes les douze heures n’est qu’un simple calmant pour les nerfs. Proboda allait poursuivre son interrogatoire, mais Sparta intervint :

— J’estime que nous devrions laisser M. McNeil se reposer, Viktor. Nous reprendrons cet entretien un peu plus tard.

Elle avait suivi la discussion avec intérêt. En tant que flic, Proboda possédait certains atouts… Elle appréciait par exemple l’obstination de bouledogue dont il faisait preuve même lorsqu’il se savait stupide… mais ses lacunes étaient nombreuses. Il perdait facilement la piste qu’il suivait, s’étant en l’occurrence laissé emporter sur la voie secondaire du vol sans importance de ces bouteilles de vin… Sparta le soupçonnait de se préoccuper un peu trop des intérêts des membres influents de la communauté de Port Hespérus… et il avait en outre fait preuve de négligence en préparant son sujet car dans le cas contraire il eût été informé de l’existence de ce système de conduites entre les diverses parties de l’appareil.

Mais son erreur la plus grave consistait à avoir déjà porté un jugement moral sur le suspect. McNeil possédait une personnalité trop complexe pour qu’une telle chose fût possible à ce stade. Tout ce qu’il venait de dire sur son compte était exact. Il n’était pas stupide. Et il avait la ferme intention de survivre.

Sparta se leva et s’adressa au rescapé :

— Vous pourrez vous rendre où bon vous semble, dès que les médecins vous y autoriseront. Mais si vous souhaitez éviter les médias, c’est probablement ici que vous serez le plus tranquille. L’accès au Roi des Étoiles vous est naturellement prohibé. Je suis certaine que vous en comprenez les raisons.

— Parfaitement, inspecteur. Encore merci pour ce savoureux repas.

Il la salua de la main avec désinvolture, depuis le confort de son lit douillet.

 

*

 

Ils n’avaient pas atteint la coursive que Sparta se tourna vers Proboda et le gratifia d’un sourire.

— Nous formons une excellente équipe, vous et moi. Le bon et le méchant, si vous voyez ce que je veux dire. Je trouve que nous avons beaucoup de naturel.

— Qui est le bon ? Elle rit.

— Exact. Vous avez été plutôt dur avec cet homme, mais je vous ai catalogué dans la catégorie des gentils dès que vous avez défendu les intérêts de vos riches voisins, alors que je n’ai pour ma part pas la moindre intention de leur faire de cadeau.

— Je ne vous suis pas. Comment un résident de Port Hespérus pourrait-il être impliqué dans cette affaire ?

— Viktor, nous allons enfiler un scaphandre et jeter un coup d’œil à la coque, d’accord ?

— Évidemment.

— Mais il nous faudra préalablement parvenir à traverser la foule.

Ils franchirent les portes de la clinique et s’engagèrent au sein de la meute de journalistes :

— Inspecteur Troy !

— Hé, Vik, mon vieux…

— S’il vous plaît, inspecteur, qu’avez-vous à nous dire ? Vous avez bien une déclaration à faire à la presse, n’est-ce pas… ?

 

Point de rupture
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